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Le dernier refuge

L’ostensible indifférence de sa mère la déstabilisait. Ainsi peu à peu elle s’était inventé un monde bien à elle, un autre monde fait de paix, de solitude et de sérénité, un univers exceptionnel dans lequel l’amour de sa mère ne lui serait plus nécessaire.
Pourtant elle avait été une enfant sensible et fragile dotée d’un visage mince et d’yeux immenses où se perdaient ses larmes. Elle pleurait souvent mais toujours lorsqu’elle était seule.
Elle aurait souhaité être presque aussi belle que sa sœur Amélie complimentée par tous. Amélie était adulée par leur mère. Elle, Marie, se sentait exclue de toute affection, peut-être croyait elle à cause de ses traits disgracieux, peut-être aussi parce qu’elle ne savait pas rire, chanter, danser avec l’aisance naturelle de sa sœur.
Elle avait de longs membres maigres, des attitudes empruntées, ne savait jamais ce qu’elle devait faire de ses mains ni, si par hasard on la regardait, vers où tourner les yeux. Rougissante elle les baissait en s’enfuyant derrière les frondaisons.
Elle était convaincue que si sa mère l’avait aimée seulement un tout petit peu, elle aurait pu devenir belle, intelligente et gracieuse. Mais elle n’avait jamais discerné dans son regard la moindre étincelle de tendresse. Même parfois en parlant d’elle sa mère disait « l’Autre.»
Un jour elle avait surpris une conversation entre sa mère et sa tante. Sa mère énervée criait plus qu’elle ne le disait : « mais enfin Hélène, tu sais très bien que Marie a été un accident ! »
Elle reçut cette phrase en plein cœur, comme une flèche empoisonnée et passa le reste de la journée à se haïr.

Ainsi au fil du temps elle s’était refermée comme un coquillage, avait même perdu le besoin et l’envie de parler et par-dessus tout d’entendre.
Lorsqu’elle ressentait une nécessité oppressante de silence c’est au troisième étage de la vaste maison qu’elle se cachait dans ce qu’elle appelait le « dernier refuge » simplement parce qu’il était au bout d’un long couloir étroit et qu’à partir de là il était impossible d’aller plus loin.
Dans cette pièce froide et exigüe située sous les toits et dont les grosses poutres apparentes laissaient peu de place à de minuscules lucarnes donnant sur la cime des cèdres et des sapins, elle aménageât une sorte de bibliothèque-boudoir où nul n’osait s’aventurer car elle avait placardé sur la porte basse et vermoulue « Propriété privée défense d’entrer ».
Le sol était entièrement recouvert d’un tapis ancien dont les couleurs avaient perdu leur éclat depuis des siècles, il y avait un canapé-lit défoncé autrefois bleu et deux fauteuils en velours mité de la même couleur délavée. Une table en bois sombre tenait lieu de bureau, un lampadaire désuet et bancal complétait ce décor misérable.
Sur les murs couraient des étagères invisibles tant elles étaient surchargées de livres et d’objets hétéroclites qu’elle avait récupérés ici et là dans la cave ou le chai, ou dans le petit pavillon au fond du parc. Chacun de ces objets était important pour elle. C’était un bric-à-brac étrange et coloré allant de la boite à sucre en fer fleurie de lavandes, ayant appartenue à sa grand-mère, au clairon en cuivre terni, piqué de vert de gris et ramené, disait-on, des Indes par un arrière grand-oncle oublié de tous depuis belle lurette ! Il y avait aussi la lampe tempête aux vitres brisées d’un défunt explorateur membre de la famille, des bouteilles aux formes bizarres et même un phonographe datant de Mathusalem ! Mais encore de nombreux pots de peinture et quelques pinceaux chapardés dans l’atelier du jardinier.
Grâce à son imagination féconde elle avait attribué une histoire extraordinaire à chaque objet et parvenait ainsi à s’évader bien au-delà de ces murs en pierre grise et froide.
Sur la table il y avait une paire de ciseaux, des photographies jaunies, une carafe bleu cobalt ébréchée, un grand verre à pied, des quantités effarantes de stylos, de crayons et plusieurs cahiers à spirale ouverts sur des pages couvertes de son écriture irrégulière, étrangement hachée, qu’elle-même avait parfois du mal à relire.
C’est ici qu’elle aimait penser, écrire, rêver et souvent s’endormir au grand dam de sa mère, en bas, qui ne comprenait pas ce que sa fille faisait des heures durant dans ce lieu si inconfortable qu’était le grenier.
Marie aimait la solitude. Petite fille elle restait en retrait et ne participait que très rarement aux jeux des autres enfants du voisinage ou de l’école. On la disait «particulière. »
Plus tard devenue adulte, elle s’était retranchée encore davantage. Au fil des jours sa famille s’était accoutumée à ses extravagances. C’est toujours en haussant les épaules que sa mère excédée soupirait : que voulez-vous c’est Marie… elle est comme ça !
Les bavardages, les ragots, les salamalecs du rée de chaussée, le brouhaha de la rue ne l’intéressaient pas. Elle haïssait les bruits, la lumière violente, tout ce petit monde d’en bas insignifiant et mesquin, d’une désespérante banalité.
Elle s’était construit un nid, un refuge qu’elle aimait et dans lequel elle s’abandonnait à ses rêveries, voyageant bien au-delà des murs qui l’entouraient. Elle s’y enfermait à double tour pour se plonger dans des lectures qui l’emportaient très loin d’une existence linéaire qu’elle exécrait. Elle écrivait énormément, avait d’abord commencé par quelques petits poèmes puis doucement s’était lancée dans l’écriture de longs textes qui lui semblaient plus aboutis, qu’ elle lisait et relisait sans cesse à haute voix parfois très fort, joignant les gestes à la parole, marchant nerveusement de long en large dans cet espace restreint. Il s’agissait souvent d’histoires fantastiques où sorcières, fées, magiciens, dragons, princes et princesses se côtoyaient aussi bien dans le merveilleux que dans la malveillance.
Plus tard lorsqu’elle fut devenue adulte elle décida qu’elle ne sortirait plus du « dernier refuge » elle se levait la nuit quand tous dormaient pour manger et faire sa toilette. Elle prit l’habitude de déposer son linge sale sur une chaise de la cuisine le retrouvant au même endroit lavé et repassé deux ou trois jours plus tard par Adèle, la vieille bonne, dont les crêpes à la confiture de groseille et les tartes aux pommes faisaient son régal quand elle vivait encore en bas.
Dans le village le bruit courait qu’il y avait là haut dans la demeure des maîtres, une fille détraquée, une sorte de malade qu’ils étaient obligés de tenir sous clé et attachée, dangereuse peut-être !
Rien de ce qui se passait dans la maison ne l’intéressait. Parfois elle percevait de la musique, ou des rires, ou des cris de dispute, alors elle se bouchait les oreilles, fermait les yeux pour se transporter aussitôt ailleurs dans un univers bleu, froid et profond qu’elle cloutait d’étoiles.
Lentement et inexorablement elle s’évaporait, devenait évanescente.
Ainsi les jours passèrent jusqu’à devenir des années. Elle finit par perdre conscience du temps, par oublier son âge et jusqu’à son nom. Elle cessa de penser et de rêver.
Elle oublia d’être.
Ceux d’en bas ne pensait plus à elle. Sa mère était décédée sans l’avoir revue, sa sœur ignorait volontairement la présence de cette folle dont elle aurait eu honte, qui vivait au bout de ce sinistre couloir où nul ne s’aventurait, dans ce qu’elle appelait à l’époque où elle parlait encore, le « dernier refuge. »
Bien plus tard, trop âgée pour continuer à entretenir la propriété, Amélie décida de la vendre et de se retirer dans une maison de retraite. Elle pensa alors à cette sœur, recluse dans le grenier.

Amélie gravit péniblement les escaliers qui conduisaient à l’antre de Marie.
Essoufflée elle parvint devant la porte, frappa plusieurs fois, d’abord doucement, puis très fort. Elle cria le nom de Marie et n’eut pour tout écho qu’un terrible silence, alors saisie de frayeur elle redescendit dans le salon et décrocha le téléphone.

Lorsque les gendarmes heurtèrent violemment sa porte Marie fut prise d’une panique incontrôlable et se mit à pousser des hurlements inhumains. Afin d’entrer ils furent contraints d’enfoncer ce dernier rempart vermoulu, à la pancarte devenue illisible, pour découvrir accroupi dans un angle du grenier, un fantôme blanchâtre et squelettique, sans âge, aux yeux immenses et décolorés, aux cheveux gris hirsutes, vêtu de haillons et dont les membres décharnés respiraient péniblement des mots-mutilations, gravés à même sa peau.
Les murs et le plancher du grenier étaient constellés de signes étranges, peints de couleurs criardes où dominait un bleu dur.
Et au sol, une misérable créature recroquevillée sur elle-même, dont l’existence ne semblait tenir qu’à un fil, psalmodiait en balançant son corps d’avant en arrière:
« Propriété privée défense d’entrer !
Privée défense d’entrer !
Défense d’entrer !
D’entrer… »

Jos

 

 

 


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